Chapitre 10
Les anges
Vers la fin de l’après-midi, Tatiana trouva sa jeune nièce dans le jardin, assise au pied d’un gros arbre. Le regard absent, elle triturait un brin d’herbe, les genoux repliés contre sa poitrine.
— Le souper est prêt, mais je peux le mettre au réchaud, si tu veux, annonça la guérisseuse.
— Ma méditation ne me mène nulle part, alors je suis aussi bien de manger.
Alexanne continua de réfléchir devant son assiette.
— C’est au jeune Matthieu que tu penses ?
— Un peu, mais aussi à ma conversation avec monsieur Richard. Il m’a dit que vous lui aviez sauvé la vie et cela me trouble beaucoup que vous ayez réussi à le guérir, alors que ses médecins l’avaient condamné.
— La médecine traditionnelle traite le corps comme s’il s’agissait d’une machine. On change les morceaux usés et on répare ceux qui ne sont pas trop endommagés. Elle refuse de comprendre que le corps ne peut pas fonctionner si l’âme est également malade.
— Comment le liquide vert que vous donnez à monsieur Richard peut-il soigner son âme ?
— Il contient des ingrédients destinés à régénérer ses cellules, mais c’est surtout parce qu’il croit à sa guérison que Paul a vaincu son cancer. La potion que je lui prépare améliore sa santé, mais en réalité, c’est son âme qui fait la plus grande partie du travail. On ne peut sauver une personne qui ne veut pas guérir.
— Et que viennent faire les anges là-dedans ?
— Ils ont accepté de le secourir.
— Est-ce l’imagination de monsieur Richard qui lui fait voir de la lumière autour de lui, la nuit ?
— C’est plus compliqué que ça, ma belle enfant, mais tu n’es pas supposée apprendre autant de choses en si peu de temps. Je pense que, pour le moment, tu devrais te contenter d’assimiler mentalement ce que Paul t’a raconté. Quand tu seras prête à admettre l’existence du monde spirituel, alors là, je pourrai t’en dire davantage.
— Mais pour ça, il faudra que je commence par y croire, n’est-ce pas ?
Tatiana hocha doucement la tête et lui parla plutôt de fleurs pendant le reste du repas. Elle la laissa ensuite s’installer dans sa chambre, afin qu’elle puisse appeler son amie à Montréal.
— Marlène, crois-tu aux anges ? demanda Alexanne à brûle-pourpoint.
— Oui, bien sûr. Ma mère dit que Dieu nous assigne un ange gardien à notre naissance. Je pense même que le mien m’a déjà sauvé la vie deux fois.
— Tu ne m’as jamais raconté ça.
— Je ne pensais pas que ça t’intéresserait.
— Maintenant, je veux entendre cette histoire.
— Quand j’étais petite, j’ai couru vers la rue, mais une main invisible s’est posée sur mon épaule et m’a arrêtée. Si elle ne l’avait pas fait, j’aurais été frappée par les voitures qui arrivaient à grande vitesse.
— La même chose t’est arrivée deux fois ?
— Non. La fois suivante, c’était dans une piscine. J’ai eu une crampe au milieu du corps et je me suis mise à couler. J’ai senti des mains me saisir par le bras et me remonter à la surface, mais il n’y avait personne !
— Ce sont peut-être des coïncidences.
— Peut-être, mais je suis pas mal convaincue que c’était mon ange gardien qui veillait sur moi. À moins que ce soit le fantôme de mon grand-père qui est mort quand j’avais trois ans.
— Ne viens pas me dire que tu crois aux fantômes en plus ! ajouta Alexanne.
— On ne sait pas ce qui arrive à ceux qui meurent !
— Ils se réincarnent, Marlène, alors ils ne peuvent pas être des revenants !
— Tu crois à la réincarnation, mais pas aux anges, c’est bien ça ?
— J’ai de la difficulté à croire à quelque chose que je n’ai pas vu.
— Et tu as vu des gens réincarnés, je suppose ?
— J’ai rencontré un ami de ma tante qui a été son frère dans une autre vie.
— Et quelle preuve as-tu qu’ils se sont vraiment connus à ce moment-là ?
— Les anges le lui ont dit…
Elle venait pourtant de dire à Marlène qu’elle ne croyait pas à ces messagers célestes.
— Parle-moi plutôt de Louis-Daniel, exigea-t-elle.
— Je me suis sacrifiée pour toi.
— Sacrifiée ?
— Je sors avec lui en attendant ton retour à Montréal. De cette façon, les autres filles du quartier ne pourront pas te le ravir.
— Tu n’es qu’une profiteuse ! s’exclama Alexanne en riant.
Elles parlèrent de tout et de rien pendant une heure, puis l’adolescente raccrocha, contente d’avoir fait une petite trempette dans son ancienne vie de Montréal. Elle descendit ensuite au salon où sa tante essayait de comprendre le fonctionnement de la télécommande. Sur l’écran, des voitures poursuivaient une camionnette blanche sur une autoroute des États-Unis.
— Ton amie va bien ? s’informa Tatiana.
— Elle s’ennuie de moi, évidemment. Avez-vous trouvé une émission intéressante ?
— J’ai compté le nombre de postes que nous captons et je suis plutôt impressionnée. Mais je n’ai rien trouvé qui a retenu mon attention. Tiens, c’est à ton tour.
Tatiana lui tendit le petit appareil, mais à sa grande surprise, Alexanne éteignit le téléviseur.
— Au lieu de regarder la télévision, pourriez-vous plutôt me donner la preuve que les anges existent ?
— Rien que ça ? fit Tatiana, amusée.
— La preuve de leur présence sur Terre pourrait changer ma vie.
La guérisseuse vit qu’elle était sérieuse.
— Pose la télécommande sur la table et tends-moi les mains.
Alexanne lui obéit aussitôt, curieuse de voir si monsieur Richard avait exagéré les facultés magiques de sa tante.
— Ferme les yeux, respire lentement et chasse toutes tes pensées. Suis le parcours de l’air de tes narines jusqu’à tes poumons. Essaie de visualiser la texture, la couleur, le bien-être que cet air apporte à ton corps.
— C’est doux, c’est chaud et c’est bleu, s’étonna Alexanne.
— Concentre-toi uniquement sur ta respiration pendant que je prie les anges pour toi.
L’adolescente fit tout ce que sa tante lui demandait en espérant voir apparaître une créature avec de larges ailes blanches.
— Que les êtres de lumière qui habitent les royaumes célestes entendent ma requête. Cette enfant a besoin de votre aide et de votre protection. Elle demande une preuve que vous avez toujours été et que vous serez toujours à ses côtés.
Tatiana garda les mains d’Alexanne dans les siennes encore quelques secondes, puis les libéra. L’adolescente ouvrit les yeux.
— C’est tout ? s’étonna-t-elle.
— Veux-tu que j’ajoute un peu de poudre magique ?
— Ne vous moquez pas de moi.
— Les anges sont des êtres simples qui aiment les prières simples, Alexanne. Et tu me connais suffisamment, maintenant, pour savoir que je ne moque jamais de qui que ce soit, bien qu’il m’arrive de taquiner un peu ceux que j’aime.
— Comment saurai-je que les anges m’ont répondu ?
— Ils se manifesteront à toi, d’une façon ou d’une autre.
Cette nuit-là, Alexanne eut beaucoup de mal à trouver le sommeil. Elle avait remonté sa couverture jusqu’à son menton et promenait son regard de gauche à droite, espérant voir son ange gardien. Au matin, lorsqu’elle rejoignit Tatiana à la cuisine, les yeux à demi ouverts, elle vit qu’il pleuvait. Tatiana posa un bol de céréales et un verre de jus d’orange sur la table. L’adolescente s’assit docilement devant son déjeuner.
— As-tu bien dormi ? lui demanda la guérisseuse en s’asseyant devant elle.
— Pas vraiment. J’ai attendu et rien ne s’est produit. Mais quelque chose m’a réveillée un peu avant cinq heures et quelque chose. Je n’ai pas osé quitter ma chambre.
— À quatre heures quarante-quatre ?
— Oui… avoua Alexanne, surprise.
— C’est le chiffre préféré des anges. C’est ainsi qu’ils ont choisi de te dire qu’ils ont entendu ta prière.
— Je voulais voir un bel homme lumineux en robe longue, au pied de mon lit, avec ses ailes ouvertes !
— Il leur arrive de se manifester ainsi, mais pour les voir, tu vas devoir développer tes pouvoirs de fée.
— Vous êtes sûre que j’en ai ?
— Le sang des Ivanova coule dans tes veines, ma chérie. En Russie, avant la révolution, il y avait de grandes familles nobles. Tes ancêtres possédaient un grand château et ses femmes prenaient bien soin de tous leurs sujets. On ne sait pas exactement quand elles ont acquis leurs pouvoirs de guérison, mais les journaux intimes que nous ont légués nos ancêtres indiquent qu’elles recevaient déjà des patients au château, peu de temps après sa construction.
— Elles étaient médecins ? répéta Alexanne.
— Guérisseuses. Sans avoir jamais étudié la médecine, elles savaient comment interpréter l’énergie du corps et dépister les maladies. Ensuite, elles imposaient les mains sur la région atteinte pour en extirper le mal, ou elles préparaient des mélanges d’herbes et de produits naturels que les patients devaient absorber pour se rétablir.
— Dans mes cours d’histoire, on nous a appris que ces femmes étaient accusées de sorcellerie et qu’elles étaient brûlées ou pendues sur les places publiques.
— Heureusement, cette pratique ne s’est pas rendue jusqu’à notre château, sinon ni toi ni moi ne serions ici aujourd’hui.
— Alors, vos facultés étranges sont en fait des pouvoirs de guérison ?
— Pour la plupart, oui.
— Et cette maison, c’est un peu comme votre château à vous ?
— Si on veut.
— Avez-vous l’intention de m’apprendre à guérir les gens aussi ?
— Seulement si tu le désires. Ce n’est pas une science qui se transmet de force.
— Mais si vous le faites, serai-je forcée de rester dans les Laurentides toute ma vie pour poursuivre votre travail quand vous ne serez plus là ?
— Autrefois, les femmes de la famille se mariaient et obligeaient leurs époux à vivre dans le château des Ivanova, où elles transmettaient leur science à leurs filles, mais les choses ont bien changé. Nous avons été dispersées de par le monde et le château est en ruines. Alors, je pense bien que si tu développes tes dons, tu pourras t’en servir n’importe où. Moi, j’ai choisi de le faire ici.
— Avez-vous déjà tenté de soigner les gens ailleurs ?
— Mes dons se sont manifestés lorsque j’habitais chez tes grands-parents, Igor et Hannah, avec ton père et ton oncle Alexei, mais je ne m’en suis vraiment servi que lorsque je suis arrivée chez madame Carmichael.
— J’ai un oncle ? s’égaya Alexanne.
— Oui, le bébé de la famille. Il a presque trente ans maintenant, et il est le seul qui soit né au Canada. Je te le présenterai cet été, lorsqu’il me visitera.
— Mais pourquoi mon père ne m’a-t-il jamais parlé de lui ?
— Vlado voulait oublier qu’il était russe et que sa famille était légendaire… Je m’étonne encore qu’il n’ait pas changé son nom en s’établissant à Montréal.
— Y a-t-il autre chose que j’ignore au sujet de mes origines ?
— Tes arrière-grands-parents Ivanova ont eu six filles et un seul garçon. Il a bien fallu que ces filles marient des étrangers, dont Igor Kalinovsky. La descendance porte donc le nom des pères, mais les filles ont quand même hérité du don de guérison.
— Ça veut dire que j’ai plein de parenté en Russie ?
— En banlieue de Moscou, mais la plupart de tes tantes sont éparpillées sur tous les continents.
— Mais madame Léger a dit que vous étiez ma seule parente en Amérique.
— Les services sociaux ont cherché des Kalinovsky et ils m’ont trouvée. Les autres portent des noms de famille différents.
— Mais ils n’ont pas trouvé Alexei, et il est pourtant un Kalinovsky.
— C’est parce qu’il n’existe plus légalement, puisqu’il a été obligé de déposer son propre acte de décès aux registres de l’état civil, lorsqu’il a adhéré à une secte cachée dans les montagnes.
— Mon oncle fait partie d’une secte ! s’exclama Alexanne. Pas étonnant que mon père ne m’ait jamais parlé de lui !
— Vladimir était persuadé que sa sœur était une sorcière et son frère, un démon. C’est pour cette raison qu’il s’est exilé à Montréal.
— S’agit-il d’une secte dangereuse ?
— Toutes les sectes le sont, mais heureusement, Alexei a réussi à s’en sortir. Il vit maintenant une vie tranquille et il prépare des produits naturels pour moi. Il veut apporter sa propre contribution au bien-être de l’humanité.
— Il vous aide à concocter des potions magiques comme celle de monsieur Richard ?
— Il m’en apporte les ingrédients, mais comme je te l’ai dis tout à l’heure, seules les femmes possèdent le don de les utiliser pour la guérison.
Le carillon de la porte retentit et fit sursauter Alexanne, concentrée sur les explications de sa tante.
— C’est ton visiteur, lui dit Tatiana. Va répondre pendant que je m’occupe de la vaisselle.
— Mais je n’attends personne…
La guérisseuse lui tourna le dos et se rendit à l’évier pour laver les bols de céréales. Intriguée, Alexanne se dirigea vers l’entrée en se demandant s’il s’agissait de son oncle.